UTMB 2024 : Echec et haut niveau, toujours plus loin, toujours plus extrême

 


    Abandon, échec, déception, souffrance, colère, tristesse, dégoût. Ce sont les sentiments qui meurtrissent encore les coureurs de l’UTMB, ceux qui ont pris la décision d’abandonner. Fin août dernier, cette course mythique a connu une vague d’abandons, notamment chez les plus grands favoris. Pour en comprendre les raisons, immersion dans la psychologie des ultra-traileurs, face à la pression médiatique et contractuelle.


    William Schutz est un célèbre psychologue américain connu pour ses contributions au domaine de la psychologie humaniste et de la psychothérapie. Il a théorisé le fait que l’être humain est incapable de vivre sans les autres, d’où son besoin d’appartenance, de compétences et de reconnaissance. Et que serait l’Ultra-Trail du Mont-Blanc sans ce public foisonnant, ces médias qui retranscrivent l’évènement en live ou encore ces milliers de coureurs qui se concurrencent ? Mais jusqu’où le traileur mordu d’ultra-distance est-il prêt à aller pour nourrir ses besoins de reconnaissance ? Est-ce devenu démesuré ? Les coureurs élites prennent-ils encore du plaisir ? Enquête sur la science de l’ultra-endurance et la survie mentale face à l’échec chez les ultra-traileurs professionnels.


L’UTMB devenu l’incontournable

    Au même titre que La Diagonale des fous sur l’île de la Réunion, l’Ultra-Trail du Mont-Blanc s’est transformé en défi incontournable de tout ultra-traileur passionné. C’est en 2008 que les feux des projecteurs se sont tournés sur Kilian Jornet, vainqueur de cette course à tout juste vingt-et-un an, alors qu’il n’était pas dans les clous du règlement. Depuis, l’UTMB a pris une dimension absolument folle.

    Une course de 171 km autour du Massif du Mont-Blanc, avec ses 10 000 mètres de dénivelé positif à avaler. Sur la même ligne de départ, des amateurs comme des élites, des jeunes comme des plus vieux, des femmes comme des hommes. Le défi d’une vie pour certains, l’occasion de battre des records pour d’autres. Aujourd’hui, les traileurs professionnels n’échappent pas à la case UTMB. Non négociable. On dirait même que chez les amateurs, c’est devenu tendance. Mais derrière ce projet ultra-sportif, on se rappelle surtout que tout le monde ne franchit pas la ligne d’arrivée, malgré tous ces mois voire ces années de concessions, et malgré la passion. 


Hécatombe d’abandons chez les favoris

    « On n’est pas des robots, encore moins des super-héros », rappelle Mathieu Blanchard au micro du podcast Dans la tête d’un coureur, à la suite de son abandon au kilomètre 70, au niveau du Lac Combal. Sur ses épaules, le poids de l’échec et la frustration. Il explique avoir abandonné pour cause de douleur intense au tendon d’Achille, qui se déclenche depuis quelques mois de manière imprévisible. Là d’où il vient, en Amérique du Nord, l’échec est valorisé. Fidèle à cette culture, il apprend à muscler sa résilience et accepte son échec, qui l’aide à le faire progresser. L’accepter est une grande preuve de courage. 

    Comme lui, deux autres favoris masculins se sont résigné à quitter les sentiers alpins. Jim Walmsley, légende américaine de l’ultrarunning, abandonne au kilomètre 83 à Courmayeur, en raison d’une douleur au genou qui le limite depuis sa victoire à la Western States en juin dernier. Aurélien Dunand-Pallaz, quant à lui traileur français vice-champion d’Europe de skyrunning 2017 en Ultra SkyMarathon et champion de France de trail 2018, s’arrête après la frontière franco-italienne. Chez les féminines, Anne-Lise Rousset, coureuse de fond française spécialisée en trail et skyrunning, aussi championne de France de trail long 2023 et vainqueure de la CCC en 2014, souffrait particulièrement du froid. Elle abandonne au même point de ravitaillement qu’Aurélien Dunand-Pallaz.

    Aujourd’hui la victoire se destine à ceux qui sont à 100%. Il n’y a qu’en étant au maximum de sa forme que l’on peut gagner. Beaucoup d’élites prennent pourtant le départ de la course avec des blessures ou des douleurs parasites, tant la préparation est exigeante au niveau articulaire et musculaire. Pour ne pas regretter de ne pas avoir tenté, alors ils tentent, et tant pis s’ils doivent abandonner. Un athlète, même très affûté, n’échappe pas plus que les autres à la blessure ou au gros coup de mou. Mais les plus expérimentés parviennent à reconnaître une simple douleur parasite et une douleur qui conduira à la blessure. Seulement, pour satisfaire et ne pas décevoir, ils ne disent rien. Ils souffrent, en silence.


L’obsession des vingt heures

    Courir un UTMB sur vingt heures est actuellement une forme de banalité. On ne s’en rend pas compte, mais en réalité, cet objectif de temps implique d’être constamment sur la lame du rasoir. Les niveaux de performance ne font que gonfler ces dernières années, à tel point que les coureurs cherchent toujours plus à repousser les limites. La question est donc : les temps sur ultra-trail connaissent-ils une limite ?

    Finalement, le sens que l’on donne au sport de haut niveau est de toujours battre plus de records, voire ses propres records personnels. Ces fameuses vingt heures sur UTMB comprennent évidemment les ravitaillements ou encore le sommeil. La nouvelle stratégie pour gagner plus de temps est de réduire le temps passé à chaque ravitaillement. Un mode de fonctionnement qui réussit particulièrement à Mathieu Blanchard par exemple. Et cela relève pour moi de l’exploit. C’est rajouter de la difficulté et une forme de pression à la difficulté déjà énorme de la course. C’est en cela qu’on reconnaît les plus grands. Mais à trop chercher le 100%, le corps ne parvient plus à encaisser.


Les répercussions d’un échec chez les élites

    On dit de l’UTMB qu’elle est une course qui grandit en pression. Des athlètes français comme étrangers y sont attendus, comme pour un spectacle. Ils sont dans la lumière, flashés dans les radars médiatiques, scrutés, encouragés, aimés. Tant aimés que la pression est monstre. La montagne devient bureau professionnel, c’est du grand sérieux.

    Il a été étudié que le haut niveau de résultat attendu dans les situations sportives soit à l’origine des phénomènes de contre-performances dans certains cas. Les sportifs de haut niveau tels que les ultra-traileurs élites sont de bons élèves parce que leur salaire, leurs sponsors ou encore leur notoriété dépendent de leurs performances. Mais où se situe la frontière entre plaisir personnel et contrat professionnel ? Si la passion devient métier, les coureurs prennent-ils toujours autant de plaisir ? La plupart diront que oui, d’autres peut-être seront réservés, surtout à la suite d’un échec. Dans le monde du haut niveau, on parle de « petite mort de l’athlète », pour caractériser cette forme de perte identitaire. Kilian Jornet est un nom historique de l’ultra-trail et de l’alpinisme, mais on ne le connaît seulement sous cet angle.

    C’est là que le mental perd l’équilibre et corrèle les échecs à la personnalité tout entière. Parce que dans l’ultra le plaisir n’est pas constamment présent, l’athlète doit se rappeler des raisons qui le poussent à relever ce défi. Pour quoi et pour qui ? Pour soi d’abord ou pour la notoriété seulement ? De mon point de vue, je crois que la quête constante de performances fait de l’ombre au sens premier que l’on donne à sa pratique. Mais dans le haut niveau, le débat n’a pas à être ouvert, car la performance, c’est de l’argent. Est-ce que ce n’est pas là, le moment où l’on se perd ?


L’ultra, véritable défi mental

    L’ultra, c’est le terme employé pour définir une distance supérieure à celle d’un marathon, soit 42,195 km, et dont le parcours comporte au moins 2 000 m de dénivelé. Dans tout sport d’endurance d’ailleurs, il existe un lien réel de dépendance corps-esprit. Pour parvenir à repousser ses limites physiques sur une temporalité longue, l’athlète doit savoir quand recruter son mental. En plus d’une préparation physique, la préparation mentale est encore une fois d’une importance cruciale.

    Le psychologue américain William Schutz, que l’on citait plus haut, distingue trois formes de besoins. D’abord les compétiteurs animés par le fait de se confronter aux autres et au chrono. Ensuite la connexion avec la nature, les rencontres, le plaisir et le bien-être ressentis. Enfin le besoin presque vital de relever un défi, et dans certains cas pour surmonter un passé douloureux. Dans tous les cas le corps interagit avec le mental.

    Le Dr Jordan Poppenk a quant à lui publié une étude en juillet 2020 démontrant que le cerveau humain produit 6 200 pensées par jour. Donc leur intensité ne fait qu’augmenter durant la course. C’est pour cette raison d’un ultra-traileur a besoin de se présenter sur la ligne de départ l’esprit presque totalement libéré. Nécessité difficile dans le cas des coureurs élites, puisque les enjeux sont multiples. Le lâcher-prise et le détachement des pensées parasites sont plus compliqués qu’il n’y paraît, pour eux.

    Gérer ses émotions est une véritable épreuve dans l’épreuve. On la définit telle qu’une « réponse physiologique à une stimulation extérieure ». Antonio Damasio, neurologue portugais et professeur à l’Université de Southern California, et Giacomo Rizzolatti, médecin et biologiste italien, aussi professeur à l’Université de Parme en Italie, ont mené des études sur les émotions. Elles seraient tout d’abord communicatives, c’est-à-dire que les émotions des personnes qui nous entourent nous imprègnent. Ensuite nous ressentons ce que nous pensons. Le fait de sourire dans l’effort, par exemple, produit des substances chimiques qui nous permettent de retrouver un état de sérénité voire de bonheur. Enfin, il semblerait que les émotions désagréables soient beaucoup plus contagieuses que les émotions agréables, de même qu’elles s’ancrent de manière plus forte et plus durable.

    Pour atteindre un état de performance optimal, certains athlètes ont recours à des « routines de pré-performances », comme on les appelle. Elles agissent par un mécanisme d’autorégulation et de focalisation pour soulager le sportif de sa pression mentale. Il parvient ainsi à mieux contrôler et surtout, à diriger ses émotions, ses pensées et son attention pour basculer dans une forme d’automatisme physique. Singer (1988, 2000) en a même défini une stratégie en cinq étapes. Parmi ces dernières, l’étape d’imagerie mentale pour constituer une représentation et modaliser des sensations. Il y a aussi la focalisation de l’attention qui permet à l’athlète de se concentrer sur un indice externe approprié, comme une pensée ou parole positive, une image agréable, un son rassurant.

    Dans sa dimension mentale, l’ultra-trail soumet le coureur à de nombreuses contraintes. Il doit penser à s’hydrater, à se nourrir, à son sommeil. Dans le cas du haut niveau, il y a les contraintes financières, organisationnelles, éventuellement des sélections. Bien sûr, il y a le doute. Les jambes seront-elles là le jour J ? Et les douleurs ? Comment le corps réagira-t-il ? Dans un article de revue publié par Marjorie Bernier, Emilie Thienot et Romain Codron, intitulé « Attention et performance sportive : état de la question en psychologie du sport appliquée », l’étude s’oriente sur les stratégies de gestion du stress. Les auteurs affirment que « dans le cas de la situation sportive, le stress naît d’un écart entre la demande perçue et la capacité perçue à faire face ».


Et si on allait trop loin ?

    C’est pourtant le but d’un ultra, non ? Aller toujours plus loin, repousser ses limites, confronter son corps à la douleur, aux conditions météo, à la montagne. Seulement, est-il possible d’aller trop loin ? Tous ces abandons ne sont-ils pas la conséquence probable d’un surplus ? Le monde du trail élite est à part, un échec a ses conséquences sur la carrière. Les mots que l’on colle aux athlètes sont tantôt glorifiants, tantôt froids. Mathieu Blanchard abandonne, et c’est le trail français qui en prend un coup.

    Ils sont pourtant, comme tous, faillibles. Des êtres humains minuscules face à la montagne, parfois bouffés par leur propre discipline de fer, ou encore perdus dans la gueule de ces médias affamés. Le danger ne se situe-t-il pas ici ? Au-delà des conséquences financières, ne souffre-t-on pas plus profondément encore du désintérêt, d’une notoriété qui s’étiole pour cause de contre-performance ? Et lorsque l’on cherche ces causes, personne n’en perd une miette. On veut savoir à tout prix. C’est croustillant, cela revient presque à se positionner en supériorité, comme si l’athlète nous devait une raison valable, à nous public, au monde du trail, à la France, aux sponsors. Et s’ils avaient le droit, eux aussi, « de prendre du recul » ?

 



Lola Piffero

Sources



Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Gravir des sommets, dans le trail comme dans la vie

De la souffrance à la passion : l'ascension d'une femme qui a osé pour changer

Paul Boulet : "Un pas de plus dans le monde des grands"