TVJ 2024 : Le 17 km de Bellecin sous une chaleur écrasante

 



    Nous arrivons au centre sportif de Bellecin tôt ce samedi 27 juillet, encore un peu endormis, sous un soleil plombant. Nous partons avec notre équipe de cœur, trois hommes et nous deux, maman et moi. Parce que nous ne parcourons pas tous les mêmes distances, chacun prend son départ à des heures différentes. Pour la majorité d’entre nous, la distance qui nous attend est une toute nouvelle étape.


    Mon départ est le dernier, à 18h. Ludo s’élance avant nous sur son maratrail. Baptiste, Alban et maman prennent ensuite le départ du 26 km, à 10h30. J’attends toute la journée, étalée sur ma couverture dans un coin d’ombre. Je regarde une série-documentaire sur France TV, Champions. La fatigue m’assomme mais je ne parviens pas à m’endormir. Je bois énormément, je mange pas mal de Belvita parce que le stress me creuse peu à peu le ventre. A ce moment-là je me sens plutôt bien, même si je souffre de la chaleur. Sans m’en rendre compte, je prends un gros coup de soleil dans le dos.

    Après l’arrivée de maman je mange une gamelle de riz préparée la veille. Ça passe difficilement, je ne me sens plus aussi bien que le matin-même. Je continue de me reposer, avant de me préparer. L’adrénaline me gagne, mais plus l’heure approche, plus je sens que ma forme diminue. Toute l’équipe m’accompagne sur la ligne de départ. Je suis très émue qu’ils soient tous là, pour me donner du courage. Maman me sert dans ses bras, me dit que ça ira. Je sais d’avance qu’à cause la chaleur, la course sera difficile. Sur la ligne de départ, je me place le plus au-devant possible du peloton. Tous réunis dans cet espace moite et poisseux, la chaleur est étouffante.


Dans ma tête, l'éboulement

    Le départ est lancé pour le 17 km et ses 400 m de dénivelé positif. Les autres coureurs partent très vite. Je ne me laisse pas entraîner, je me calibre à une bonne vitesse, suffisante pour ne pas perdre trop de places, mais raisonnable pour ne pas me griller dès le début. Dix-sept kilomètres, en trail, c’est une première. Je ne sais pas comment mon corps réagira à cette distance, mais aussi à la chaleur. Alors que nous commençons dès le début à grimper, je n’ai pas de bonnes sensations. Je me demande si je suis vraiment prête pour cette distance. Pourtant le week-end qui précède la course, je bouclais vingt kilomètres improvisés avec maman durant lesquels j’avais de bonnes jambes. Mais ce samedi soir, je doute fortement de moi. Je me fais doubler par des hommes très aguerris, qui envoient déjà le paquet. Je ne cherche pas à suivre leur rythme. Je me concentre, fixe un point devant moi. Je pense à l’ascension qui sera longue. Je vais devoir être forte pour tenir.

    Nous parvenons jusqu’aux premiers sentiers boiseux, des singles qui nous obligent à ralentir et nous positionner les uns derrière les autres. L’ombre nous fait un bien fou. Je double quelques autres jeunes femmes et me retrouve derrière une coureuse qui doit avoir mon âge. Nous courons exactement à la même vitesse. Au cours des six premiers kilomètres je me cale précisément à son rythme, ralentis quand elle décélère, accélère légèrement en descente, tout en maintenant une allure très confortable. Je me force à ne pas descendre en-dessous de 6 min/km quand le parcours devient roulant. Je garde en tête ma stratégie : dix kilomètres d’échauffement, sept kilomètres de vraie défonce. Le moral est très bas. Sur le moment je songe à bientôt abandonner. Dans ma tête je me sens incapable de terminer une telle distance sous cette chaleur, tant mes jambes sont lourdes. Je me dis même que ce n’est peut-être pas fait pour moi, finalement. Je me tords plusieurs fois la cheville droite, ressentant dès le début une petite douleur au tendon situé sur l’extrémité de mon pied. Je n’y porte pas trop attention, je continue ma course en essayant de mieux stabiliser mes appuis. Je pose les pieds là où la coureuse devant moi pose les siens. J’adopte son attitude. Je bois en même temps qu’elle, m’inspire pleinement de sa stratégie parfaite. Je la suis encore, jusqu’à la pire montée de la course, au sixième kilomètre. Une montée qui n’en finit pas. Certains coureurs émettent des soupirs de découragement. A ce moment-là je recrute toute ma force mentale, me dis que je suis plus forte que cette montée qui cherche juste à m’impressionner. 


La montée qui fait naître la puissance

    Etrangement c’est là que je reprends du poil de la bête. Je rattrape peu à peu mon lièvre, qui commence à caler dans cette dure montée. Elle perd souvent l’équilibre. Il n’y a pas d’accroche, on manque plusieurs fois de glisser dans la terre. Je pousse mes paumes de mains sur mes cuisses, fort, pour me hisser du mieux que je peux jusqu’en haut. J’ai chaud, je me crispe, mais je continue. Jusqu’à doubler ma coéquipière. A ce moment je me dis : « A toi de jouer, ton autonomie commence maintenant. » Sa présence devant moi me rassurait, je savais qu’on avait conscience l’une de l’autre, sans se parler, juste à se suivre, à s’entendre respirer. On pensait mutuellement l’une à l’autre, certainement. On n’est pas concurrentes dans ces moments-là, je crois qu’on est juste au même niveau. On tente de surmonter la même souffrance. C’est juste un combat avec soi-même. Cet état d’esprit, c’est celui qui me ressemble le plus. 

    Je la quitte et prends une bonne avance. Un coureur s’est arrêté en pleine montée, assis sur un rocher, les gouttes de sueur perlant à son front. Je l’encourage d’un sourire. C’est émouvant de se comprendre. Nous souffrons tous de la même condition. J’arrive au bout de la montée et me force à relancer tout de suite après, afin de conserver mon avance. Je pose un pied devant l’autre, tranquillement, et je sens la forme monter. C’est toujours ainsi, mon corps met du temps à démarrer, mais la montée semble réveiller la flamme en lui. Je parviens à bien m’hydrater, environ toutes les cinq à dix minutes, alternant électrolytes et eau. A la suite d’une autre montée j’aperçois quelques personnes nous encourager. Quelqu’un me dit que je suis la 21ème femme. Cette annonce me motive comme jamais. Je suis sur la bonne voie, je ne suis pas dans les dernières. Sur les prochains kilomètres je réfléchis à l'esprit compétiteur qui s’est développé peu à peu chez moi, au fil des années. Finalement, n’ai-je pas toujours eu ça en moi, la soif de compétition ? Avant cela, le stress de la compétition au karaté me paralysait lorsque j’étais petite. Pourtant qu’est-ce que j’étais fière de moi… J’aimais cette adrénaline, sans le savoir. Aujourd’hui j’en ai conscience dans le trail. Je ne participe pas aux courses juste pour participer. Non, je veux me positionner, faire toujours de mon mieux, repousser mes limites imaginaires. Parfois je me demande si être compétitif revient à n’être centré que sur soi-même. Je crois que c’est une question qui ne se pose pas, finalement. Oui, quelque part c’est aimer la reconnaissance, la gratification, le succès. Mais avant tout parce qu’on prend confiance en soi et on atteint nos sommets personnels. C’est humain. 

    Cette réflexion me fait pousser des ailes, je ne vois plus les kilomètres défiler, le moral remonte enfin. Je m’arrête furtivement au premier ravito. J’attrape un verre d’eau à la volée, le repose puis repars sans plus attendre. Néanmoins les électrolytes commencent à m’écœurer et me donnent encore plus soif. Au neuvième kilomètre je me sens finalement très bien. Le dixième ne tarde pas. Je commence à sentir cette légère douleur au tendon de ma hanche qui me tient depuis bientôt cinq mois. Je m’y étais préparée. Elle se déclenche toujours au bout du dixième kilomètre mais ne se réveille pas plus que ça. Elle se maintient et ne m’handicape pas. Je suis rassurée. 



Improviser en chemin

    J’élabore sur le moment une nouvelle stratégie : jusqu’au douzième kilomètre j’accélère progressivement le rythme, sans me fatiguer. C’est là que je gagne quelques places, notamment dans les descentes. Le fait de marcher dans les montées m’aide aussi à relancer très vite dans les singles plats. J’en profite lorsque les autres sont encore en train de marcher. Dans les descentes j’ai un point de côté, toujours le même. Il finit par passer un peu plus tard. Je commence à doubler quelques hommes, peu à peu des femmes qui étaient bien devant moi au début. Je compte mentalement les places féminines que je gagne. Dès que j’aperçois une femme au loin, elle est comme mon déclencheur de vitesse. Je la rattrape progressivement et finit par la doubler en descente. Je conserve mon rythme, finalement jusqu’au treizième kilomètre.


Plus que du mental

    Un second ravito nous attend, une foule qui nous encourage, ça me fait chaud au cœur. J’avale un verre de coca, mais il ne passe pas très bien. Tant pis. Je me force à finir et repars aussitôt. Je me retrouve un moment seule sur le chemin, les autres sont plus loin, devant et derrière moi. Je vide de moins en moins mes flasques d’électrolytes. Au quatorzième kilomètre j’ai déjà entamé mon gel. Il m’écœure lui aussi un peu, me donnant pourtant un nouvel élan. A ce moment-là mon rythme s’accélère nettement même si la fatigue pèse sur les jambes. Je ne lâche rien. Je me donne à fond dans chaque descente et double encore quelques hommes. Dans les derniers kilomètres je tente de rattraper le groupe devant moi. Les coureurs ont un rythme soutenu et je m’efforce de maintenir le mien au plus haut. Je finis devant un coureur qui parfois me double, ou inversement. Je dépasse plusieurs autres femmes mais j’ai arrêté de compter ma place. La fin paraît longue pour tout le monde. On entend les encouragements sur la ligne d’arrivée au loin. Nous traversons une plage pleine de monde, des enfants nous encouragent. Dans une montée en faux plat des personnes toutes alignées nous crient que c’est bientôt la fin. On me dit : « C’est bien, continue ! » Je grimace, mais me sens remotivée à bloc. Ce n’est plus que du mental, et c’est là qu’est toute la difficulté de la fin. La ligne d’arrivée, je l’aperçois enfin. Une jeune femme est devant moi, je force sur mes jambes. Le dernier effort, c’est maintenant. Le dernier moment pour en doubler une de plus. Je m’élance, la tête qui tourne et l’envie de vomir qui me prend. Je la dépasse et franchit la ligne d’arrivée. 1 : 56 : 15 de course. Je ne pensais pourtant pas mettre moins de deux heures. 

    Je n’entends presque plus rien, je vois trouble. Maman me prend dans ses bras, je m’assois tout de suite, prise d’une nausée que je n’ai jamais eue en course à pied. Ça fait bizarre. Mais qu’est-ce que je me sens bien…

    Sur le chemin qui mène vers nos tentes, Alban consulte les résultats et me dit que je suis première de ma catégorie, 13ème femme et 102ème au scratch.


    J’ai alors estimé la chance que j’avais de pouvoir courir, même dans la difficulté. La chance de fouler les terres du Jura, de partager ce moment avec des gens qui entretiennent la même passion. J’ai aimé cette course, tellement. J’en suis nostalgique encore deux jours après. Ce n’est "que" 17 kilomètres, mais une nouvelle étape franchie dans ma progression. Je veux voir encore plus grand et allonger les distances, me confronter à plus de dénivelé. Encore suer et avoir mal aux jambes. Mais cette souffrance a quelque chose de bon, elle donne envie d’y revenir, rien que pour ces émotions, ce stress du départ, cette joie de l’arrivée.




Lola Piffero




 


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