SaintéLyon 2024 : L’ultra distance comme parenthèse au cœur d’une vie ultra rapide
![]() |
felix_merler - Pixabay |
Aujourd’hui
épreuve mythique de la pratique de l’ultra-trail, la SaintéLyon signait cette
année sa 70e édition. De nouveaux champions, de nouveaux records
mais la même identité si particulière. Courir de longues heures et s’accorder
un temps hors du temps dans une société qui va vite, c’est là le grand paradoxe
de notre époque.
La
SaintéLyon est un monument de la course à pied, puisqu’elle est la plus
ancienne course nature française. Dans la nuit du 30 novembre au 1er
décembre, à 23h30 pétantes au Parc des expositions de Saint-Etienne, les
amoureux de trail se tiennent sur la ligne de départ. Ils s’élancent et
s’engouffrent dans le noir froid d’une nuit d’aventure. Des milliers de
frontales scintillent presque religieusement entre Loire et Rhône. Seul face à
soi-même sur 82 km pour près de 2 300 m de dénivelé positif. On passe
certainement par tous les états, mais une chose est sûre, on n’oubliera jamais
cet exploit physique et mental plus que sportif. En m’intéressant à l’émergence
de la pratique de l’ultra-trail dans le monde sportif, j’ai découvert sa dimension
à la fois sociologique et philosophique. Prendre son temps dans l’épreuve
d’ultra-endurance revient-il à échapper à la vitesse de nos sociétés
modernes ? Quel sens les athlètes donnents-il à cette pratique de
l’extrême ?
L’Histoire d’une SaintéLyon légendaire et d’un ultra-sport qui transforme
![]() |
CB_Droneography - Pixabay |
Ce
n’est qu’en 1977 que les participants sont autorisés à courir. Une nette
augmentation du nombre d’inscrits se fait alors connaître. Mais en raison d’une
préparation souvent insuffisante et d’un équipement inadapté, près de 75%
d’entre eux abandonnent. Dans les années 1980 les pratiques sportives, dont la
course à pied, sont en pleine mutation. « L’activité anthropologique la
plus ancienne » (Segalen, 1994) intègre de nouveaux profils de
coureurs. C’est dans ce contexte de changements dans la sphère sportive que
naissent les activités dites « d’ultra-endurance ». Dans son ouvrage The
North Face Ultra-Trail du Mont-Blanc – Un mythe, un territoire, des hommes
(2012), Olivier Bessy écrit que ce contexte si particulier découle de « l’envie
grandissante de repousser les limites ».
En
2001, la société Extra Sport reprend l’organisation de la SaintéLyon, parce
qu’à cette époque commence timidement à émerger la tendance du trail et de
l’ultra. S’exposer au risque devient une expérience propre à nos sociétés
modernes et se fait le symbole d’une valeur d’excellence (Le Breton, 2000).
Bessy nomme cet esprit nouveau « l’esprit voyage et découverte ».
L’ultra-trail offre une conception du sport inédite en générant le mélange
parfait d’émotions et d’aventure.
Depuis,
l’événement attire chaque année de nouveaux participants en quête de leur
odyssée. A tel point que le nombre d’inscriptions se limite à 17 000 depuis
l’édition de 2017, afin d’éviter les embouteillages sur le parcours.
L’édition anniversaire : ultra chiffres et vainqueurs d’ultra
L’édition
2024 a néanmoins lâché du lest sur les inscriptions, pour honorer cet
anniversaire exceptionnel. Elle a enregistré près de 20 000 inscriptions, un
record ! Autres chiffres marquants : 150 journalistes recrutés pour
cet événement, 1 200 bénévoles ainsi que 50 000 visiteurs attendus.
Sur
l’épreuve reine du 82 km, la nuit avale près de 8 000 coureurs. Parmi eux, des
athlètes élites. Le Français Thomas Cardin l’emporte finalement, pour la
deuxième année consécutive, en 5h52’21’’, malgré son ressenti de difficulté
élevé sur les derniers kilomètres. Le traileur franchit la ligne d’arrivée,
bras levés, sourire aux lèvres et cuisses en feu. Il s’étale doucement sur le
sol, pas tout à fait conscient encore de cet achèvement légendaire. Il
décrochait en début d’année le titre de champion d’Europe de trail à Annecy sur
les 58 km. Puis vainqueur du 23 km du cross du Mont Blanc et des Templiers plus
récemment, sur les 80 km. Ce professeur des écoles devient donc l’un des trois
coureurs masculins à accomplir le doublé Templiers-SaintéLyon.
Chez les femmes, c’est Marie Goncalves qui s’impose à domicile au petit matin de ce 1er décembre, après 7h03’27’’ de course, elle qui n’y croyait pas. Ses yeux brillent, ses larmes coulent. En 2021 elle remportait la SaintExpress, puis la SainteSprint en 2022.
Société de l’urgence et bulle hors du temps : le paradoxe d’une époque
Des conditions météo rudes contraignant les coureurs à affronter le froid, la neige, le brouillard, la pluie et les sentiers boueux glissants. Comme une envie d’abandonner au milieu du parcours, mais d’autres coureurs devant et derrière, des ravitos qui réchauffent le cœur et des sourires aux lèvres comme une bouée de sauvetage. Plus vraiment de jambes ni de tête peut-être, l’impression d’un vide et d’un trop-plein à la fois, mais l’envie de continuer malgré tout. L’envie, le besoin de se dépasser. Beaucoup sont tentés de dépasser leurs limites sur cette course, notamment pour défier leurs capacités d’endurance dans l’obscurité qui brouille tous les repères.
![]() |
Evelien Schouten - Pinterest |
Dans
l’urgence de la vie, c’est une bulle hors du temps que chaque athlète s’offre.
Une bulle de douleur et d’émotions. C’est une parenthèse au milieu du temps
socialement construit par l’Homme, qui l’aide à structurer sa vie, son
existence. Parfois, on a peut-être besoin d’exister autrement que dans
l’organisation et le cadre. Dans la nuit, dans le flou et dans le vague,
l’ultra-traileur navigue de longues heures, sans vraiment connaître la fin.
Nous
vivons dans une époque qui « voit proliférer les diagnostics de
maladies provoquées par l’accélération » (Rose, 2011, p. 63).
L’ultra-trail est pour certains le remède. L’étude quantitative sur laquelle je
me suis penchée expose les résultats à partir d’échantillons d’entretiens
d’ultra-traileurs. Il apparaît une réalité socio-professionnelle et
géographique étonnante : une vraie prédominance des professions
supérieures ainsi qu’une surreprésentation de la région Île-de-France, pourtant
éloignée des terrains favorables à la pratique du trail. Doit-on en conclure
que l’ultra-trail est une manière d’apaiser le ras-le-bol quotidien, citadin et
la pression professionnelle ? Une volonté d’adopter un mode de vie qui
construit une bulle à l’intérieur de laquelle le temps n’a plus de
valeur ?
Se réaliser par le risque
L’ultra-trail
est considérée en tant que pratique à risque, s’inscrivant dans la catégorie
« épreuve » (Jeu, 1977 ; Routier, 2011). D’après cette même
étude, les sondages d’athlètes révèlent que la grande majorité d’entre eux sont
avides de risque. L’esthétique du risque, comme on l’appelle, aujourd’hui
grande tendance sociale, semble être l’occasion d’apprendre à mieux se
connaître en tant qu’humain, mais aussi à partager une expérience collective.
Vivre une telle expérience sportive plonge dans un instant intemporel de
contemplation, d’émotion et d’introspection. Chaque coureur se situe en dehors
de tout espace social, alors même qu’il partage la même expérience que les
autres milliers de coureurs. Cela revient finalement, pourrait-on dire, à vivre
ensemble l’expérience, chacun très intérieurement. Comme il est écrit dans
l’étude, c’est là une sorte « d’espace-temps du dehors »
(Rochedy, 2015). L’aventure qu’est l’ultra-trail participe à l’expression et à
la réalisation de Soi.
Ralentir dans un monde qui va trop vite
En
ultra-trail, le coureur profite de la lenteur du temps. Il se désaliène des
schémas toxiques auxquels il est habitué dans son quotidien. Il se détache du
temps et de ses fonctions. Il ressent peut-être même une sorte de surgissement
d’instinct primaire. Il découvre une espèce de stabilité étrange au cœur d’une
expérience imprévisible où tout peut arriver. L’ultra-trail se singularise par
son « caractère chronophage antinomique aux logiques d’accélération
sociale » (Berman, 1988). Une manière de retrouver une part de sa
propre humanité, en ralentissant et en pratiquant un sport qui nous est
instinctif ?
Il
transparaît néanmoins de cette étude que le temps n’est pas le seul élément à
décortiquer pour déconstruire l’engouement pour l’ultra-trail. Il est bien
entendu « nécessaire de mettre en étroite relation les motifs d’agir de
l’individu avec la préexistence de la structure sociale et de valeur de
l’activité, ainsi que le contexte socio-économico-politique. »
(Rochedy, 2015).
![]() |
Chaird ORchard - Pinterest |
Lorsque
je visionne ces images de Marie Goncalves et Thomas Cardin qui franchissent la
ligne d’arrivée, j’en ai les larmes
aux yeux. On n’explique pas ces émotions qui nous transcendent. On ne saurait
expliquer comment le défi extrême change un homme ou une femme. Nous voilà au
cœur d’une société qui valorise la vitesse, mais dans cette rapidité vertigineuse,
certains ont besoin de ralentir, de courir longtemps, pendant des heures. Il y
a une dimension quasi héroïque, surhumaine pour certains. C’est un chemin
qu’ils ont décidé d’emprunter, et dont ils ne reviennent pas indifférents.
![]() |
jean-Baptiste LALART - Pinterest |
« Il
y a donc, au-dessus du temps vécu, le temps pensé. Ce temps pensé est plus
aérien, plus libre, plus facilement rompu et repris. » (Bachelard, 1963, p. 29)
Bibliographie
- L’Equipe : https://www.lequipe.fr/Ultra-trail/Actualites/Un-plateau-releve-pour-la-70e-edition-de-la-saintelyon/1518894
- L’Equipe : https://www.lequipe.fr/Ultra-trail/Actualites/Thomas-cardin-remporte-la-70e-edition-de-la-saintelyon/1523911
- Le Dauphiné libéré : https://www.ledauphine.com/sport/2024/11/30/depart-a-minuit-20-000-coureurs-avec-frontale-tout-savoir-sur-la-saintelyon-2024
- Lyon Capitale : https://www.lyoncapitale.fr/actualite/saintelyon-2024-l-edition-de-tous-les-records
- Dans la Tête d’un Coureur : https://www.danslateteduncoureur.fr/blog/plateau-saintelyon-2024-gea5a
- Rochedy, R. (2015) . Analyse d’un espace de décélération : l’exemple de l’ultra-trail. Staps, n° 107(1), 97-109. https://doi.org/10.3917/sta.107.0097.
Commentaires
Enregistrer un commentaire