SaintéLyon 2024 : L’ultra distance comme parenthèse au cœur d’une vie ultra rapide

 

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    Aujourd’hui épreuve mythique de la pratique de l’ultra-trail, la SaintéLyon signait cette année sa 70e édition. De nouveaux champions, de nouveaux records mais la même identité si particulière. Courir de longues heures et s’accorder un temps hors du temps dans une société qui va vite, c’est là le grand paradoxe de notre époque.

    La SaintéLyon est un monument de la course à pied, puisqu’elle est la plus ancienne course nature française. Dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre, à 23h30 pétantes au Parc des expositions de Saint-Etienne, les amoureux de trail se tiennent sur la ligne de départ. Ils s’élancent et s’engouffrent dans le noir froid d’une nuit d’aventure. Des milliers de frontales scintillent presque religieusement entre Loire et Rhône. Seul face à soi-même sur 82 km pour près de 2 300 m de dénivelé positif. On passe certainement par tous les états, mais une chose est sûre, on n’oubliera jamais cet exploit physique et mental plus que sportif. En m’intéressant à l’émergence de la pratique de l’ultra-trail dans le monde sportif, j’ai découvert sa dimension à la fois sociologique et philosophique. Prendre son temps dans l’épreuve d’ultra-endurance revient-il à échapper à la vitesse de nos sociétés modernes ? Quel sens les athlètes donnents-il à cette pratique de l’extrême ?


L’Histoire d’une SaintéLyon légendaire et d’un ultra-sport qui transforme

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    Revenons aux racines de la Doyenne. Organisée la première fois en 1952 par l’association du Cyclotouriste Lyon, l’édition ne compte que quinze participants. A l’origine, il s’agit de cyclistes désireux de maintenir leur entraînement physique pendant l’hiver. Il est formellement interdit de courir. L’épreuve prend la forme d’une randonnée sur deux jours.


    Ce n’est qu’en 1977 que les participants sont autorisés à courir. Une nette augmentation du nombre d’inscrits se fait alors connaître. Mais en raison d’une préparation souvent insuffisante et d’un équipement inadapté, près de 75% d’entre eux abandonnent. Dans les années 1980 les pratiques sportives, dont la course à pied, sont en pleine mutation. « L’activité anthropologique la plus ancienne » (Segalen, 1994) intègre de nouveaux profils de coureurs. C’est dans ce contexte de changements dans la sphère sportive que naissent les activités dites « d’ultra-endurance ». Dans son ouvrage The North Face Ultra-Trail du Mont-Blanc – Un mythe, un territoire, des hommes (2012), Olivier Bessy écrit que ce contexte si particulier découle de « l’envie grandissante de repousser les limites ».

    En 2001, la société Extra Sport reprend l’organisation de la SaintéLyon, parce qu’à cette époque commence timidement à émerger la tendance du trail et de l’ultra. S’exposer au risque devient une expérience propre à nos sociétés modernes et se fait le symbole d’une valeur d’excellence (Le Breton, 2000). Bessy nomme cet esprit nouveau « l’esprit voyage et découverte ». L’ultra-trail offre une conception du sport inédite en générant le mélange parfait d’émotions et d’aventure.

    Depuis, l’événement attire chaque année de nouveaux participants en quête de leur odyssée. A tel point que le nombre d’inscriptions se limite à 17 000 depuis l’édition de 2017, afin d’éviter les embouteillages sur le parcours.


L’édition anniversaire : ultra chiffres et vainqueurs d’ultra

    L’édition 2024 a néanmoins lâché du lest sur les inscriptions, pour honorer cet anniversaire exceptionnel. Elle a enregistré près de 20 000 inscriptions, un record ! Autres chiffres marquants : 150 journalistes recrutés pour cet événement, 1 200 bénévoles ainsi que 50 000 visiteurs attendus.

    Sur l’épreuve reine du 82 km, la nuit avale près de 8 000 coureurs. Parmi eux, des athlètes élites. Le Français Thomas Cardin l’emporte finalement, pour la deuxième année consécutive, en 5h52’21’’, malgré son ressenti de difficulté élevé sur les derniers kilomètres. Le traileur franchit la ligne d’arrivée, bras levés, sourire aux lèvres et cuisses en feu. Il s’étale doucement sur le sol, pas tout à fait conscient encore de cet achèvement légendaire. Il décrochait en début d’année le titre de champion d’Europe de trail à Annecy sur les 58 km. Puis vainqueur du 23 km du cross du Mont Blanc et des Templiers plus récemment, sur les 80 km. Ce professeur des écoles devient donc l’un des trois coureurs masculins à accomplir le doublé Templiers-SaintéLyon.

    Chez les femmes, c’est Marie Goncalves qui s’impose à domicile au petit matin de ce 1er décembre, après 7h03’27’’ de course, elle qui n’y croyait pas. Ses yeux brillent, ses larmes coulent. En 2021 elle remportait la SaintExpress, puis la SainteSprint en 2022.


Société de l’urgence et bulle hors du temps : le paradoxe d’une époque

    Des conditions météo rudes contraignant les coureurs à affronter le froid, la neige, le brouillard, la pluie et les sentiers boueux glissants. Comme une envie d’abandonner au milieu du parcours, mais d’autres coureurs devant et derrière, des ravitos qui réchauffent le cœur et des sourires aux lèvres comme une bouée de sauvetage. Plus vraiment de jambes ni de tête peut-être, l’impression d’un vide et d’un trop-plein à la fois, mais l’envie de continuer malgré tout. L’envie, le besoin de se dépasser. Beaucoup sont tentés de dépasser leurs limites sur cette course, notamment pour défier leurs capacités d’endurance dans l’obscurité qui brouille tous les repères.


Evelien Schouten - Pinterest

    Dans l’urgence de la vie, c’est une bulle hors du temps que chaque athlète s’offre. Une bulle de douleur et d’émotions. C’est une parenthèse au milieu du temps socialement construit par l’Homme, qui l’aide à structurer sa vie, son existence. Parfois, on a peut-être besoin d’exister autrement que dans l’organisation et le cadre. Dans la nuit, dans le flou et dans le vague, l’ultra-traileur navigue de longues heures, sans vraiment connaître la fin.

    Nous vivons dans une époque qui « voit proliférer les diagnostics de maladies provoquées par l’accélération » (Rose, 2011, p. 63). L’ultra-trail est pour certains le remède. L’étude quantitative sur laquelle je me suis penchée expose les résultats à partir d’échantillons d’entretiens d’ultra-traileurs. Il apparaît une réalité socio-professionnelle et géographique étonnante : une vraie prédominance des professions supérieures ainsi qu’une surreprésentation de la région Île-de-France, pourtant éloignée des terrains favorables à la pratique du trail. Doit-on en conclure que l’ultra-trail est une manière d’apaiser le ras-le-bol quotidien, citadin et la pression professionnelle ? Une volonté d’adopter un mode de vie qui construit une bulle à l’intérieur de laquelle le temps n’a plus de valeur ?


Se réaliser par le risque

    L’ultra-trail est considérée en tant que pratique à risque, s’inscrivant dans la catégorie « épreuve » (Jeu, 1977 ; Routier, 2011). D’après cette même étude, les sondages d’athlètes révèlent que la grande majorité d’entre eux sont avides de risque. L’esthétique du risque, comme on l’appelle, aujourd’hui grande tendance sociale, semble être l’occasion d’apprendre à mieux se connaître en tant qu’humain, mais aussi à partager une expérience collective. Vivre une telle expérience sportive plonge dans un instant intemporel de contemplation, d’émotion et d’introspection. Chaque coureur se situe en dehors de tout espace social, alors même qu’il partage la même expérience que les autres milliers de coureurs. Cela revient finalement, pourrait-on dire, à vivre ensemble l’expérience, chacun très intérieurement. Comme il est écrit dans l’étude, c’est là une sorte « d’espace-temps du dehors » (Rochedy, 2015). L’aventure qu’est l’ultra-trail participe à l’expression et à la réalisation de Soi.


Ralentir dans un monde qui va trop vite

    En ultra-trail, le coureur profite de la lenteur du temps. Il se désaliène des schémas toxiques auxquels il est habitué dans son quotidien. Il se détache du temps et de ses fonctions. Il ressent peut-être même une sorte de surgissement d’instinct primaire. Il découvre une espèce de stabilité étrange au cœur d’une expérience imprévisible où tout peut arriver. L’ultra-trail se singularise par son « caractère chronophage antinomique aux logiques d’accélération sociale » (Berman, 1988). Une manière de retrouver une part de sa propre humanité, en ralentissant et en pratiquant un sport qui nous est instinctif ?

    Il transparaît néanmoins de cette étude que le temps n’est pas le seul élément à décortiquer pour déconstruire l’engouement pour l’ultra-trail. Il est bien entendu « nécessaire de mettre en étroite relation les motifs d’agir de l’individu avec la préexistence de la structure sociale et de valeur de l’activité, ainsi que le contexte socio-économico-politique. » (Rochedy, 2015).


Chaird ORchard - Pinterest

    Lorsque je visionne ces images de Marie Goncalves et Thomas Cardin qui franchissent la ligne d’arrivée, j’en ai les larmes aux yeux. On n’explique pas ces émotions qui nous transcendent. On ne saurait expliquer comment le défi extrême change un homme ou une femme. Nous voilà au cœur d’une société qui valorise la vitesse, mais dans cette rapidité vertigineuse, certains ont besoin de ralentir, de courir longtemps, pendant des heures. Il y a une dimension quasi héroïque, surhumaine pour certains. C’est un chemin qu’ils ont décidé d’emprunter, et dont ils ne reviennent pas indifférents.


jean-Baptiste LALART - Pinterest


« Il y a donc, au-dessus du temps vécu, le temps pensé. Ce temps pensé est plus aérien, plus libre, plus facilement rompu et repris. » (Bachelard, 1963, p. 29)


Lola Piffero

Bibliographie

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