Quand la pente est raide

 



    Lorsque je repense à la petite fille que j’ai été, je revois mes épisodes de larmes lors des montées à vélo. Dans ces moments je me disais que jamais je n’apprécierai l’effort. Aujourd’hui c’est ce qui donne du sens à ma vie. L’effort dans le sport comme dans le travail, l’apprentissage. Je ne pleure plus dans les montées mais je reste la même hypersensible dans la vie. Pourtant je sais que le trail me permet de surmonter un tas de difficultés qui se présentent comme de vrais défis pour moi. Alors je me questionne : un athlète fort mentalement dans son sport l’est-il nécessairement dans sa vie quotidienne ? Autrement dit, la force mentale qu’exige le sport permet-elle de développer une force semblable pour surmonter les défis de la vie ?


    Si l’on prend l’exemple du sport à haut niveau, la force mentale a-t-elle réellement un impact sur la performance des athlètes ? Le corps est-il capable de se dépasser sans la dimension mentale ? Un sportif de haut niveau fonctionne-t-il comme une machine ? On parle depuis peu, dans le milieu sportif professionnel, de la préparation mentale. On prend enfin en compte l’importance de la dimension psychologique sur la performance. Car même au-delà de la sphère sportive, ces athlètes de haut niveau souffrent bien souvent, en silence, de leurs défaites et de leurs échecs. Cela impacte clairement leur vie personnelle et occupe leur esprit parfois de manière négative. 



La force mentale chez le sportif de haut niveau : théorie des spécialistes à travers le temps


L'échec

    Récemment, j’ai lu un livre sur le bonheur. Ou plutôt un essai qui déconstruit l’injonction au bonheur. Dans son récit, Louise Aubery, aussi créatrice de contenus et très engagée notamment dans le féminisme, prend l’exemple des athlètes de haut niveau : « Honnêtement il y a de quoi s’inquiéter pour la santé mentale des sportifs de haut niveau. Car pour un gagnant qui peut savourer sa victoire, beaucoup plus de « perdants » ont le sentiment non pas d’avoir échoué, mais d’être un échec. » (p. 105) Pour revenir à la préparation mentale, les spécialistes ont pour mission d’accompagner l’athlète dans sa progression et ses compétitions. Mais l’un des plus gros défis pour eux reste de convaincre le sportif que ses échecs ne font pas de lui un échec. C’est une frontière difficile à tracer car le métier de sportif de haut niveau laisse peu de place à autre chose. Tout dans ce choix de vie dépend du sport. Alors comment l’esprit peut-il déconnecter ? Louise Aubery parle dans ce chapitre du piège du perfectionnisme, et il semblerait que les athlètes en payent le prix chaque jour. Elle écrit : « Pour de nombreux sportifs, l’accent n’est plus mis sur le plaisir de la pratique de la discipline, qui était à l’origine leur moteur principal, mais sur le résultat à obtenir. » (p. 104)


L'idéal psychologique

    Pour comprendre plus en profondeur le concept de force mentale, je me suis penchée sur une revue scientifique qui met en avant son évolution dans le temps. De la même auteure, Marie-Eve Purgeon, j’ai lu une partie du mémoire sur l’étude de ce concept menée auprès d’athlètes québécois francophones de niveau universitaire. Beaucoup de spécialistes et de chercheurs en ont proposé leur propre définition. Loehr, par exemple, la définit telle que « l’habileté de performer au plein potentiel de ses habiletés et de son talent de façon constante, dans un contexte de compétition ». Il parle ici d’habiletés psychologiques comme la combativité, la détermination ou encore la résilience émotionnelle. D’autres qualités s’ajoutent à cette liste et seraient le résultat d’un véritable apprentissage, afin d’atteindre une forme d’état intérieur idéal. On l’appelle en anglais « Ideal Performance State », ou IPS, « l’état d’éveil physiologique et psychologique idéal pour performer à son maximum ».

    Selon Williams et Krane dans les années 90, 40 à 90% de la performance sportive serait liée à des facteurs psychologiques. L’excellence comme le succès d’un athlète résiderait dans son niveau de force mentale. Mais en réalité ce concept est encore trop flou, plutôt mal compris dans le domaine de la psychologie sportive appliquée. Certainement parce qu’il relève de la dimension mentale, impalpable.


L'adaptation

    En 1993 Pankey estime qu’un faible niveau de force mentale rendrait difficile la gestion du stress pour le sportif. Ses habiletés d’adaptation seraient inefficaces, à tel point qu’il se verrait traversé par le sentiment d’impuissance, parfois jusqu’à la dépression. Il écrit : « L’absence de force mentale interférerait avec les habiletés de l’athlète à s’adapter aux situations de défis, ce qui affecterait de façon négative l’image qu’il a de lui-même. »


    Dès les années 2000, des équipes de chercheurs reprennent une idée fondée par Suzanne Kobasa autour du concept de force mentale. Kobasa la relie à la hardiesse, soit l’amour du risque, le courage, l’audace ou encore l’assurance. Elle permettrait de dépasser les facteurs de stress et de canaliser les réactions de l’individu lui-même. Trois composantes clés entourent la notion d’hardiesse, à savoir le contrôle, l’engagement et le défi. Des années plus tard s’ajoute la notion de confiance en soi, très exploitée aujourd’hui. Ces quatre composantes actuelles structurant la force mentale s’intitulent les « 4Cs model » : Control (contrôle), Commitment (engagement), Challenge (défi), Confidence (confiance). De là est née une nouvelle définition de la force mentale, que je qualifierais plus aboutie : « Les individus forts mentalement tendent à être sociables et ouverts comme ils sont capables de rester calmes et détendus. Ils sont compétitifs dans plusieurs situations et ont un niveau d’anxiété plus faible que les autres. Avec un niveau élevé de confiance et une croyance inébranlable qu’ils contrôlent leur propre destinée, ces individus ne sont relativement pas affectés par la compétition ou l’adversité ».


L'énergie mentale

    D’après beaucoup d’entraîneurs et d’athlètes, la concentration et la persévérance seraient les deux composantes majeures qui façonnent la force mentale. En 2002 Jones et ses équipes hiérarchisent douze attributs reconnus chez les athlètes que l’on estimait fort mentalement. Parmi eux, la croyance de posséder des qualités et des habiletés uniques, le contrôle psychologique face aux situations incontrôlables et imprévisibles, ou encore repousser les frontières physiques et émotionnelles de la douleur. De ces conclusions se dégage donc une définition propre à leurs recherches sur la force mentale, n’étant ni plus ni moins qu’un « avantage psychologique inné ou acquis qui permet en général à l’individu de mieux gérer que l’adversaire les différentes demandes liées aux sports pratiqués et d’être plus constant et meilleur que l’adversaire dans le maintien de sa détermination, de sa focalisation, de son nveau de confiance en soi et de son contrôle de soi dans les moments de pression ».

    Suite à ses analyses, Bull établit dès les années 2000 une pyramide pour mieux interpréter les piliers de la force mentale. Ainsi, le caractère fort (tough character), qui regroupe l’indépendance, la compétitivité ou encore la capacité de réfléchir sur son propre processus de développement. Puis l’attitude forte (tough attitude), soit la détermination, la disposition à prendre des risques ou la tendance à ne jamais s’avouer vaincu. Enfin le processus de pensée fort (tough thinking), un mode de pensée optimal adopté par l’athlète lors de compétitions et une certaine efficacité reconnue dans sa prise de décision.


    En 2008, Gucciardi va plus loin. Il projette l’idée que la force mentale se comprend comme un construit multidimensionnel, constitué de composantes affective, cognitive et comportementale. On le qualifierait de mode réactionnel tridimensionnel. Selon lui, la croyance en soi et en ses capacités est la composante la plus importante de la force mentale. Cette dernière a une dimension particulièrement intéressante dans les situations de blessures ou de pression, en général mal vécues par le sportif.


L'anticipation

    Quelques années plus tôt, Kelly donne naissance à la Théorie des Construits Personnels (TCP), reprise par Gucciardi pour identifier les facteurs qui contribuent à la compréhension de la force mentale. Ce qui a particulièrement retenu mon attention étant la notion d’anticipation. A travers cette théorie il s’agit de comprendre et d’anticiper les événements pour s’y adapter le plus efficacement possible. Personne n’est plus spécialiste que l’athlète lui-même sur ses propres expériences vécues. La définition qui accompagne cette théorie est la suivante : « La force mentale est une collection d’expériences développée et inhérente aux valeurs, aux attitudes, aux émotions et aux cognitions (spécifiques à chaque sport et aux sports en général) qui influence la façon avec laquelle un individu approche, répond et évalue les situations négatives et positives (la pression, le défi et les situations d’adversité) afin d’atteindre de façon constante ses objectifs) ».


De l'inné ou de l'acquis ?

    Dans son mémoire, Marie-Eve Turgeon expose deux visions différentes de la force mentale. D’après les études de spécialistes, elle dévoile que la force mentale peut être perçue comme un trait de personnalité, donc qu’elle est parfois innée. En 1955 Cattell effectue divers travaux sur la personnalité. Selon lui le concept qui nous intéresse ici ferait partie des seize traits primaires de la personnalité d’un individu. Celui dont le niveau de force mentale est élevé aurait une personnalité indépendante, autonome, réaliste, responsable et peu sensible au niveau émotionnel. 

    Mais d’autre part, la force mentale semble pouvoir s’acquérir. Plus tard en 1985, Bloom distingue trois phases qui découpe la carrière d’un athlète de haut niveau, permettant de constater l’évolution de son niveau de force mentale. Dans la première (early year), on parle de l’implication initiale de l’athlète, soutenue par un haut niveau de détermination et de confiance. La deuxième phase (middle year) consiste à structurer plus sérieusement ses entraînements et prévoir, éventuellement, des échéances de compétition. C’est aussi la recherche d’équilibre entre le sport et les autres sphères de la vie, sans pour autant que l’athlète lâche sa concentration. La troisième et dernière phase (later year) est le moment où la pression commence à impacter l’athlète, d’où sa volonté à repousser toujours plus loin ses limites et à se démarquer des autres, croire qu’il peut donner plus que ses concurrents. C’est le moment où l’on atteint l’état d’acceptation, aussi. Accepter l’anxiété tout en étant capable de la dépasser.

 

Ta force mentale, à toi et rien qu'à toi

    Ici le concept de force mentale est appréhendé de manière très générale et paraît s’appliquer à tous les sports dans leur globalité. Mais les équipes de Thelwell nuancent qu’il devrait être étudié selon chaque sport. D’autres caractéristiques associées à la force mentale pourraient se dégager de chaque discipline, ce qui nuance considérablement sa définition. Je dirais même qu’une définition n’est pas plus valable qu’une autre. Je pense humblement qu’elle est propre à chaque sport, mais aussi à chaque sportif, de manière personnelle.

    Si l’on devait comprendre très simplement ce concept, on dirait qu’il permet de surmonter les obstacles, toute situation d’adversité ou de pression, interne comme externe. Pour y parvenir l’athlète mobilise toutes ses habiletés et maintient son niveau de motivation suffisamment haut. La concentration est, de plus, un élément essentiel, comme son niveau de confiance en soi.





Le trail, dans les jambes comme dans la tête


    Dans le magazine nature Trail, je suis tombée sur un article traitant justement de la préparation mentale, intitulé « Le trail, c’est dans la tête ? ». Est interviewé l’expert Erik Clavery, préparateur mental et conférencier, aussi champion de trail en 2011, recordman de la traversée des Pyrénées (GR10) et recordman de France des 24 h. Il soutient que le discours interne est un atout qui aide dans la performance d’un sportif. Ce discours interne représente les paroles que l’on peut se dire à soi-même pour surmonter un moment difficile. A l’image de la préparation physique, ce processus de préparation mentale revient à entraîner son esprit à la répétition de paroles positives, mais aussi à la prévision du discours interne nécessaire pour surmonter un futur moment difficile. Un travail d’anticipation qui sert de roue de secours en cas de panne mentale, de batteries épuisées. C’est le moment où le mental prend le relai, pour pousser le corps à continuer. La résilience grâce au mental. Ce travail de préparation inclut bien souvent l’imagerie mentale et le relâchement. Au discours interne s’ajoute la focalisation sur des repères sensoriels et autres éléments extérieurs. Cela peut être l’odeur d’un arbre particulier, le bruit des pas dans les cailloux, la couleur du ciel quand le soleil décline. Erik Clavery témoigne qu’une épreuve de trail, surtout quand elle devient longue, met l’esprit à l’épreuve. Celui-ci cogite énormément, jusqu’à mener une forme d’auto-conversation. L’homme est un animal social, rappelle le spécialiste, et pour cette raison il est animé par le besoin de conversation. L’esprit n’est jamais silencieux.


    On entend bien souvent qu’une course, lorsqu’elle devient longue, est la simulation d’une vie. Dans la vie réelle on vise à se sortir des situations difficiles, à les surmonter, parce qu’on refuse de couler. Ce n’est même pas un choix, c’est naturel. Remonter la pente est une obligation pour ne pas être en marge de la société. C’est souvent un moment inconfortable. Pourtant c’est passager. Ça finit par passer. Et cet état d’esprit m’a été apporté par le trail lui-même. Quand la pente est trop raide, je n’imagine pas un seul instant abandonner. J’avance plus lentement, mais j’avance. La force mentale, c’est peut-être d’accepter qu’à certains moments le corps se sent plus faible, mais l’esprit est suffisamment puissant pour prendre le relai et forcer les jambes à continuer. Le seul échec à mes yeux, c’est de ne pas oser essayer, craindre le moindre effort par peur de trop souffrir. Je ferais le parallèle avec l’amour : est-il vraiment humain de s’abstenir d’aimer tout une vie par peur du chagrin qui pourrait advenir ? Il y aura des chagrins d’amour, mais avant ça il y aura au moins eu de l’amour, beaucoup d’amour. C’est ce qui nous humanise.

    Alors j’aimerais dédier cet article à l’amour pour l’effort. Je sais qu’avec lui aussi il y aura des chagrins et des tempêtes, mais ce n’est rien face à toute la force qu’il m’apporte. 


Lola Piffero




Sources


  • Louise Aubery, Jusqu'ici tout va mal : chapitre 5, "Le piège du perfectionnisme" (exemple des sportifs de haut niveau)
  • La recherche de la perfection chez les athlètes, de la quête à l’obsession - Le Temps
  • KIM TURGEON Marie-Ève, HALLIWELL Wayne Richard, « L'évolution du concept de force mentale chez les athlètes : mise à jour des connaissances et limites méthodologiques », Staps, 2011/2 (n°92), p. 7-21. DOI : 10.3917/sta.092.0007. URL : https://www.cairn.info/revue-staps-2011-2-page-7.htm
  • Magazine nature Trail n°61 - mai / juin 2024 : rubrique "santé - mental", "Le trail, c'est dans la tête ?" (p. 68-69) avec l'expert Erik Clavery, préparateur mental et conférencier, champion du monde de trail 2011, recordman de la traversée des Pyéenées - GR10, recordman de France des 24 h
  • Université de Montréal : Etude qualitative de la force mentale menée auprès d'athlètes québécois francophones de niveau universitaire (mémoire de Marie-Eve Turgeon)



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